Les trois verges et fléaux de l'ire du courroux de Dieu

 

« Par ainsi, Dieu punit la France, en ceste années et les précédentes, des trois verges et fléaux de l’ire de son courroux, qui fut par guerre, famine et mortalité ». ([155])

Si la guerre, on l’a vu, a exercé un lourd tribu sur la population, que ce soit dans les couches populaires ou dans la noblesse, si elle a contribué a vider les caisses de l’état et augmenter les prélèvements sur le corps social, si elle a participé à un ralentissement de l’activité économique par l’insécurité et l’interruption des transports, par la destruction de biens et de terres, elle n’a pas été seule à faire de cette période une calamité pour le peuple de France. La famine et les épidémies ont elles aussi contribué à la misère, famine liée à la diminution de la production céréalière et à la montée des prix de la base de l’alimentation du peuple, épidémies liées à une plus grande « faiblesse » de l’homme face aux agressions dans une société qui ne savait pas encore lutter efficacement contre la maladie et la propagation des épidémies. La fin du XVIe siècle n’est certes pas comparable à ce qui c’est passé aux XIVe et XVe siècle, et on n’assistera pas à un dépeuplement analogue, mais si l’échelle n’est pas la même globalement, le tribu payé fera effectivement croire au courroux de Dieu.

 

 

 

 

 

 

 

Le petit âge glaciaire

 

 

Ce paysage d’hiver peint par Pierre Brueghel l’ancien et dans lequel il a représenté les jeux des patineurs sur la glace dans un paysage déserté, sous les yeux attentifs d’oiseaux noirs, eux mêmes menacés par le piège prêt à fonctionner, est caractéristique d’un thème qui se développe en Hollande au XVIe siècle, et qui va se poursuivre au XVIIe. Si Pierre Brueghel est sans doute le précurseur de ces scènes hivernales, il va être suivi par toute une école. L’éclosion de ces représentations coïncide avec une période de froid qui a duré plusieurs siècles et qui a frappé l’Europe entière, et pas seulement le Brabant qui sert de lieu à celui-ci.

 

 

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Pierre Brueghel l'Ancien - Paysage d'hivers (1565)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’hiver 1568/1569 connut un froid très vif qui encore une fois contribua à la misère de la Provence. Le 11 décembre 1568 le Rhône, du côté d’Avignon et de Tarascon, fut couvert de glace d’un bord à l’autre; la Durance en charriait des masses considérables ; « le pain, le vin, les œufs, les oranges et l’encre, tout fut gelé » dit un auteur du temps. Ce grand froid dura jusqu’au 20 décembre. L’année suivante, on connut un froid identique le 1er janvier 1570, et encore le 10 janvier 1571. Ces vagues régulières de froid firent dire aux Etats réunis le 12 octobre 1571, « que la violence du froid avoit, pendant trois ou quatre ans, fait périr les orangers & les oliviers, & que la récolte en tout genre avoit été extrêmement modique » ([15] pages 201-202)

 

 

Louis de Perussis fait une description poignante de la vague de froid qui toucha la Provence au début de l’année 1571(2): « La nuit du 10 (janvier) il tomba de la neige en beaucoup plus grande abondance qu’on n’avoit vû depuis plus de cinquante ans ; dans la campagne il y en avoit un pan & demi, & en plusieurs endroits calmes, de la hauteur d’une pique ; un vent austral tramontant s’étant ensuite levé, on ne voyoit guére le ciel, & personne n’osoit marcher en campagne : le menu bétail mourut, & un fils de M. de Vaqueras âgé de vingt ans ; le froid fut si terrible que les moulins cesserent de moudre, même ceux de la Sorgue, quoique eau chaude & de fontaine. Le 30 il neigea encore, & la neige resta plus de soixante jours sur la terre : d’Apt & de trois lieuës au-delà, on venoit moudre à l’Isle au Pont de Sorgue ; les moulins d’Avignons & ceux du Rhône furent de même, & fort clos ; & le cardinal d’Armagnac fut obligé de permettre que le moulin à sang(3) du palais travaillât, il ne voulut pas que personne payât le droit de mouture. Une partie du Rhône se prit ; les loups, mujols, anguilles, & autres poissons, venoient morts de froid sur l’eau, ce qu’on n’avoit pas veu depuis 77 ans ; les oliviers, lauriers, figuiers, grenadiers, & abricotiers, moururent la plûpart ; & le pauvre peuple cessa de travailler plus de deux mois ; les bêtes à dos ne pouvoient aller ; le mal fut bien plus grand vers Grenoble, Romans, en Gapençois, & en Languedoc ». Louvet ([137]) rajoute que les pots d’étain se fendirent par la force de l’eau. Foulquet Sobolis, dans son journal, note qu’il tomba « deux pans » de neige à Aix.


S’il fit très froid, cela doit être mis en perspective par rapport à la situation « normale ». Il est certain qu’en comparaison avec le climat du début du siècle, ces témoignages illustrent un mouvement global qui concernait l’Europe entière. Cette vague de froid faisait suite à celle qui avait conduit à la famine de 1562-1563, et elle précédait celle qui allait avoir lieu en 1586-1587. C’est vers 1550 que l’on situe le début du « petit âge glaciaire » qui allait durer jusque vers les années 1860. C’est d’ailleurs entre 1565 et 1665 que la majeure partie des peintures traitant du thème de l’hiver ont été produites. Ce sont dans les années 1530 et 1730 que le paroxysme du froid aurait été atteint. En Savoie, des processions sont organisées pour conjurer l’avancée des glaciers. L’hiver 1572/1573(9) ne fut pas en reste, l’eau des rivières et des lacs (le lac d’Annecy en particulier) gèlent en Europe, les semences sont détruites, ….

Vagues de froid, mais aussi printemps et étés pluvieux, inondations(1), le climat semblait accompagner les guerres civiles en enlevant le pain en même temps que le doute et les oppositions spirituelles se développaient. En 1562, Claude Haton note qu’il a plut et neigé le jour de Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin : « Pour le temps de ceste présente année, les vignes jettèrent des grappes et raisins aultant habondamment qu’elles avoient faict il y avoit plus de six ans pour une année, et estoient lesdittes grappes et raisins aux moys d’apvril, de may et de juing fort belles et longues et quasi tout atirées, ayant plus d’ung pied de roy de longueur au moys de juing, quand elles furent près à florir, et espéroit-on de recueillir tant de vin en ceste année, qu’il eust convenu enfoncer les cuves, bagnoires et tonneaux ; mais Dieu, qui gouverne toute la terre, ne permist pas qu’il fust faict ne qu’il advint. Car, dès le commencement du moys de juing, que l’on entroit en l’esté, la saison se porta au plus mal, par pluies froides et continuelles, qui fut cause de faire deschoir tous les biens de la terre. Et se pourta l’esté plus mal la moytié que n’avoit faict le printemps, lequel printemps, dès son commencement, s’estoit adonné à challeur, qui avoit ainsi bien faict croistre et advancer les biens de la terre ; lesquelz du depuis, tant les grains que vins ou vignes, allèrent de mal en pis, et empirèrent tant, que l’on ne fit recueil d’iceux biens à la moytié de ce qu’on pensoit et que la terre avoit monstré apparence, lorsque les vignes entrèrent en fleur. Les pluies continuelles qu’il faisoit par chascun jour estoient plus froides que glace, et advint que, le jour de la feste de mons. St Jehan-Baptiste, qui est au 24° jour de juing, il plut et neigea tout ensemble pluie et neige si froides que les mieux vestus ne pouvoient durer de froict. Cela fut cause de faire couler les vignes, qu’il ne demeura pas une tierce partie. Les bleds pareillement en ceste année coulèrent, pour lesdittes pluies froides qu’il fit au temps de la fleur. Les saisons de l’année se trouvèrent toutes changées en ceste présente. Le temps du printemps se trouva estre en yver, au printemps l’esté, en esté l’automne et en automne l’yver.…. ».

Deux ans après le froid revint, cette fois avec moins de conséquences sur la population, il marqua les esprit, les saisons se « déréglaient » : « … car la vigille de la feste dudit saint Thomas commença une froydure assez grande, accompagnée dès le matin d’une pluye froide, qui sur le mydi se convertit en neige, qui tomba d’en hault le reste de la journée en une si grande habondance que la terre, qui estoit for mouilliée, s’en trouva couverte au lendemain matin, jour dudit St.Thomas, la haulteur d’ung pied de roy et plus. Avec laquelle neige survint ung vent de bise ou hault galerne, qui desseicha la terre si soudain que rien plus, par une forte gelée, qui commença dès la nuict d’entre la vigille et jour de St. Thomas,et continua sans cesse jusques au dernier jour de décembre inclusivement. Ceste gelée fut si forte que, dès le jour de St. Thomas au soir, la glace estoit si espesse ès rivières qu’elles soustenoit ung homme sans rompre ni se casser soubz luy, combien que ce dit jour St. Thomas, comme aussi le lendemain, il ne cessa de neiger nuict et jour, sans que laditte neige corrompist la gelée. La neige par après fut si espesse par les champs, qu’ès lieux les plus planeux y en avoit jusques au lien des chaulses au-dessoubz du genoil d’ung homme de moyenne grandeur. Depuis ceste neige tombée que le s’esclaircist, la gelée redoubla avec un vent d’amont froict au possible, et si rude que les mieux vestus avoient moult à souffrir, quand ilz estoient hors des maisons. Il n’y avoit maison en ville ne village où l’eau ne gelast à glace, en tous lieux qu’on la pust mettre hors le feu et les charbons enfflambez ; et dirai jusque-là sans mentir qu’en plusieurs maisons bonnes et bien closes l’eaue et le vin geloient devant le feu gros et bien moyennement entretenu de bois, et vis en plusieurs maisons et en la mienne mesme une fois le pot de fer au feu bouillir devant et la glace à la queue du couverscle ou couverceau qui le couvroit, qui s’estoit prinse de l’eaue qu’engendre la fumée d’ung pot qui boust devant le feu. Toutes les nuictz et matins, quand toutes personnes se levoient de leur lict, la glace estoit prinse sur le drap de dessus, de l’eau qu’engendroit le vent et alaine des personnes qui estoient couchez dans le lict. Il n’y avoit cave, tant feust-elle bien estoupée, si elle n’estoit voultée et creuse de dix et douze marches en bas, où le vin ne gelast dans les tonneaux, si l’on ne faisoit du feu de charbon ou aultre matière pour l’empescher. … Les nuicts des … vingt-trois et vingt-quatriesme jours de décembre, comme aussi la nuict de Noël, la gelée fut si forte et le geuvre si grand sur les bois de la terre, le soleil fut si cler de jour pour la fondre, qui retendrissoit le bois, que les noyers et les bois des vignes furent entièrement gelés et gastés… ; La plus grande froidure qui feust en ceste gelée-là fut le jour de la feste des Innocents, auquel jour les mainz, les piedz, les aureilles et le membre viril de plusieurs hommes gelèrent, qui cheminoient par les champs… Ceux qui eurent les membres susdits gelez endurèrent une grande douleur avant que d’estre guaris. Les aureilles leur enflèrent, les mains et pieds leur crevèrent, puis pelèrent, et leur fut le mal si grand qu’ilz furent plus de six sepmaines ou deux moys dans guarir…. Les crestes des cocqs et poulles furent gelez et tombèrent de dessus leurs testes.. ; Les agnaux se mouroient en naissant .. comme aussy les couchons des truyes qui couchonnoient.… ».(4)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le prix des grains

 

 

Pierre Brueghel l'Ancien - Chasseurs dans la neige (1565)

Le froid n’est pas forcément synonyme de perte de récoltes si la neige est là pour isoler le grain du gel, mais ce n’est pas toujours le cas. Claude Haton note encore que durant l’hiver 1564-1565 : « les bleds furent gelez en la Brie de ceste seconde gelée tout entièrement sur les sillons, à cause que le vent ayant chassé la neige de dessus, fut la racine d’iceux recuitte en telle sorte que peu en reschappa. ». Jehan de la Fosse note(10) de son côté qu’à Paris « le froid redoubla en ce moys (février 1565) et la rivière se prist de rechief ; ce froid fut cause que les vignes furent gelées et que les noyers moururent ». La même année, la veille de la saint jean : « Il vint un miellat qui gasta les blés dont s’en suivit une grande cherté de vivres ».

Et ces gelées entrainèrent durant l’année post-récolte une hausse extraordinaire des prix ; Claude Haton encore pour 1566 nous dit : « A cause du grans yver de l’an dernier passé, auquel au pays de Brie furent gelez les blez fromens, ainsi que l’avons dict en ladicte année, fut la cherté de grain et vin fort grande, depuis le moys de janvier jusques au moys de juilleiet, que l’on feit les moissons partout. Le boisseau de blé froment, mesure de Provins, depuis ledit 1er jour de janvier jusques au mois d’apvril, se vendoit la somme de 12 à 15 s., et depuis ledit moys d’apvril monta par chcune sepmaine de plus en plus jusques à la moisson, à la somme de 25 s.t. d’argent comptant, et à créance ce que les créanciers usuriers vouloient, jusques à 30 s.t. et plus. Il fut fort cher à Paris et en toute la Brie, ysle de France, pays de Vallois, Soissonnois et Picardie, où on recueille les fromens. Il ne fut si cher en Champaigne, Bourgongne et Lorraine, où on faict en habondance des seigles, mestaux et orges. Les plus riches gens des pays de Brie, Picardie et aultres ne manqgèrent aultre pain que d’avène, tant que les leurs durèrent, et l’espargnèrent fort à leurs chevaux pour la manger eux-mesmes ; mais, après qu’elles furent semées en ceste année, ne leur en demeura guères, parquoy fallut qu’ils se pourveussent. Ilz passèrent en Champaigne pour achepter des seigles, orges et avènes pour faire du pain, en attendant leur moisson.Laquelle moisson venue, partout revint le grain de toutes espèces à bon marché et prix honeste. Le froment revint à 7 s. et 6 den. Le boisseau, mesure de Provins, et les aultres menus grains au prix le prix. Il eust valu moings de 18 den. Sur boisseau qu’il ne feit, si les marchans des villes n’eussent bouté la charté après laditte moisson ; mais, à cause du grand hazard qu’ilz avoient veu durant laditte charté sur le grain, l’acheptoient à l’envie les ungs des aultres pour remplir leurs greniers, estimans qu’en peu de temps après reviendroit une aussi grande charté ou plus, ce que Dieu ne permist pas. »

 

Lanslevillard – Chapelle Saint-Sebastien (fin du XVe siècle)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nombre de journées de travail pour 4 kg de blé à Paris

Les crises céréalières conduisaient à une montée des prix du grain, et donc du prix du pain qui y était indexé.  Un graphique, construit à partir des données fournies dans l’ouvrage de Micheline Baulant et Jean Meuvret, « Prix des céréales extraits de la mercuriale de Paris », ([157]) montre l’évolution et les brusques flambées des céréales qui ont eu lieu en 1562/1563, 1566, 1568, 1573, 1587 et 1591. Pour cette dernière année, les prix extraordinaires constatés sont la conséquence du siège de Paris. La courbe est donnée pour le froment, l’avoine et l’orge au paragraphe 4.7. Ci-dessous on a reconstruit sur le graphique ce que cela signifiait pour un ouvrier(5), en calculant le nombre de journées de travail nécessaires pour acheter 4 kg de froment. Jehan de la Fosse note(11) pour le mois de mai 1573 : « En la fin de ce moys il y eust grande cherté de bled de sorte que le septier fut vendu ès halles de Paris 15 liv. et partant le dernier du moys fut publié par la cour que ceulx qui avoient des bleds eussent à les faire porter aux halles de Paris, pour mettre en vente, sous peine de confiscation des dicts bleds, pris pour être distribués aux pauvres, et le tiers au dénonciateur ; fut permis aux boullangiers mettre tous les jours leurs bleds à vendre. »

Montée des prix, mécontentement bien sûr, mais aussi famine et moindre résistance aux épidémies et donc à la peste. C’est à cette époque, et encore dans les années 1580 que la peste réapparait dans les villes de France. Famine plus épidémies, la mortalité monte en flèche, et on estime à plus d’un million de morts les conséquences de la famine de 1562-1563 qui précéda le voyage du jeune roi Charles IX en son royaume. On notera néanmoins, que même si le roi a dû supporter les inondations près du Rhône et la neige à Carcassonne, le midi a moins souffert que le nord de la France du froid qui détruit les récoltes, et dans le sud, le prix du grain a beaucoup moins augmenté que dans la capitale.

Après 1562-1563, ce fut la disette de 1565-1566 qui fit suite aux dégâts de l’hiver 1564-65, mais dont l’impact sur la population semble avoir été moindre. Après 1565-1566, l’hiver 1572-1573 et c’est la famine de l’année post-récolte 1573-1574. Les témoignages sont unanimes dans toute l’Europe, la période de gel a duré depuis octobre 1572 jusqu’au printemps 1573, voire le début avril 1573. Si l’augmentation de la mortalité n ‘a pas été aussi importante qu’en 1562-1563, elle fut néanmoins considérable, et alliée à une baisse de la natalité.

 

 

 

La troisième grande vague, ce sont les années 1586-1587, conséquence du temps de l’hiver 1585-1586.

Jean de la Fosse s’en fait l’écho dans son journal(12), et impute au roi une partie de l’augmentation des coûts : « […] procedoit de ce que le roy avoit faict saisir plusieurs bleds ès provinces pour envoyer aux camps […] ». Il note pour le setier à Paris des prix allant jusqu’à 18 livres tournois en 1585, et de 24 à 25 livres en 1586 pour atteindre 39 livres en 1587.

 

 

 

 

 

La famine: un exemple à Provins

 

 

Les mauvaises saisons et la rareté, ou la diminution des quantités de céréales pouvant être mises sur le marché ont eu un effet direct sur le développement de la famine, du moins chez les plus pauvres. On peut certainement lier les difficultés d’approvisionnement aux rigueurs du climat, mais pas seulement. Claude Haton, que l’on ne peut pas soupçonner d’être un dangereux révolutionnaire, fait une description détaillée de la famine de 1573 à Provins qui permet d’approcher les différents leviers qui ont conduit à la situation vécue.

Suivons donc le prêtre. Nous sommes début 1573 à Provins, une des villes qui contribuent le plus à l’alimentation de la capitale comme on le voit sur la carte donnée au §4.7. Après le froid du début de l’hiver en 1572, le mois de janvier 1573 est plus clément : « .. les neiges commencèrent à fondre et les gelées à cesser…Ce dégel dura jusqu’au commencement du mois de février. ». Mais le froid revint avec neige et gelées, et le début du printemps n’apporta que peu d’améliorations, ce jusqu’à Pâques, qui tombait le 22 mars cette année là. Il fit alors une semaine de relative chaleur qui permit à la végétation de se développer. Mais à partir du premier avril, dix jours de gelées s’abattirent sur les bourgeons qui venaient d’éclore. De partout on organisa des processions pour calmer l’ire de Dieu, derrière les reliques des saints on chantait et on priait. Mais cela ne suffit pas, et le 24 avril « …tout aussitôt que le peuple se fut retiré en sa maison, on apperçut le courroux de Dieu, pour les péchés commis contre sa majesté ; il gela si fort et blanc, que les vignes furent partout entièrement gelées et gâtées ». Si les vignes furent perdues, le grain résista, et le peuple en « remercia Dieu plus devôtement et patiemment ».

Mais dès le début du mois d’avril, le prix des céréales commença à monter de manière importante, et en moins de dix jours passa de dix sols tournois le boisseau(*) à 24, 25 voire 30 sols tournois. Et rapidement il n’eut plus de blé à vendre à ce prix de 25 sols car « les riches n’en eurent incontinent plus.. sous l’espérance qu’ils le vendraient ce qu’ils voudraient avant que la moisson ne fut venue ». A Paris le froment resta aux alentours de 10 livres tournois le setier, pour passer à 24 livres tournois en juin. Si le prix montait, la cause en avait été attribuée aux marchands étrangers qui venaient s’approvisionner à Provins avec l’espoir de vendre encore plus cher le grain ailleurs. Le peuple ayant trouvé les coupables, ils furent surpris dans la banlieue de la ville et, après les avoir malmenés, les habitants leur confisquèrent les grains qu’ils avaient achetés. Ils portèrent plainte, mais devant le risque, les autorités de la ville décidèrent de ne pas faire de poursuites, et, discrètement, rendirent aux marchands les grains qui leur avaient été volés.

Pour éviter que cela ne se reproduise, vers la fin du mois d’avril, le prévôt, les procureurs, les échevins et les plus riches marchands de la ville décidèrent de fixer le prix du boisseau à 20 sols tournois. Ils firent ensuite inspecter les greniers de la ville pour estimer les quantités disponibles et décidèrent d’imposer aux marchands de réserver une quantité de leur bien qui permettrait d’attendre les prochaines moissons, quantité qui ne pourrait pas être mise en vente à un prix supérieur à 20 sols tournois le boisseau ; le reste pouvait être vendu au prix du marché, ce qui entraina luttes d’influence et tractations pour limiter les pertes : «Pour cette réserve en fournirent le moins les plus riches et qui avaient le plus de blé dans leurs greniers, ainsi en chargea t-on plus les communs. Car en toute chose faveur fait aveugler le droit ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Famine

Sur cette gravure de la fin du XVIe siècle, l’artiste a voulu représenter toutes les scènes tragiques que pouvait provoquer la famine : en haut à gauche, un fils effondré sur le lit des ses parents morts, une mère donnant à son enfant un sein tari ; au centre, deux enfants rongent des os et des feuilles d’arbres, une bête morte, tandis que deux mendiants se disputent un chien étique ; à droite, des gens aisés n’ont plus rien à donner à leur progéniture, des gardes se retirent avec un maigre rôt pris de force ; un mendiant, appuyé sur un cheval mort, supplie en vain les passants. [162]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour que le message soit passé au peuple, les procureurs de la ville firent appel à un moine prêcheur, le docteur Carré, pour qu’il en fasse l’annonce dans son sermon. Celui-ci, qui avait deux ans de grains dans ses greniers d’après Claude Haton, et qui était bien marri de ne pouvoir le vendre à un écu le boisseau, s’attaqua violemment à ceux qui pour lui ne méritaient pas de telles sollicitudes. Il fustigea en chaire « un tas de cocquins cardeux, lesquels, durant le bon temps, ne veulent besongner que une ou deux journées pour le plus en la sepmaine, pour vivre le reste à jouer et faire grand chère », qui d’après lui devait être « envoyér ès gallères sur la mer pour le service du roi » ; pour les autres, « ung tas de cocquins vignerons et manouvriers de tous estatz, lesquelz par tout l’hyver ont moru de faim et en ceste saison veullent gangnet par chascun jour des 10(6), 11 ou 12 s., qui n’en méritent pas la moytié ; ausquelz si vous leur en offrez moings, ilz, en se mocquant de vous, vous diront honte et villanie, et ayment mieux se tenir à repos et aller jouer que de besongner et gangner priz honeste », sa conclusion était plus radicale, il fallait les pendre. Cela faillit finir en émeute, et toute la semaine on l’épia dans la ville pour lui donner une leçon qui sans doute lui aurait coûté la vie. Ses amis, qui redoutaient une émeute qui aurait pu leur coûter du blé, le convainquirent de faire amende honorable et de s’excuser. Cela ne suffit pas sans doute, et Claude Haton raconte qu’il en tomba malade et en mourut « trois jours avant la feste de la Magdelène ».
Les propriétaires de grains, s’ils ne pouvaient pas vendre les réserves à plus de 20 sols, considérèrent que le complément pouvait être vendu plus cher, et ils encouragèrent les habitants des villages voisins, ainsi que des « forains », à venir acheter à Provins du blé qu’ils pouvaient vendre jusqu’à 50 sol le bichet (ou le boisseau(*)) ;  si des dizaines de gardes furent employés aux portes pour empêcher tout transport de grain, d’autres veillaient aussi, et souvent le blé était confisqué par les pauvres de la ville sans que les vendeurs n’agissent pour que les acheteurs puissent repartir avec la marchandise acquise à si haut prix. De si hauts prix poussaient aussi à essayer de profiter au maximum de la manne et donc à augmenter les quantité « vendables » en mélangeant au froment du seigle, de l’orge ou de l’avoine.


Mais la protection de la ville créa un problème à ceux du dehors qui, pour se protéger des pillages liés à la guerre civile, avaient stocké leur grain dans des greniers situés à l’intérieur des remparts. Ils durent faire faire leur farine et leur pain dans la ville, celui-ci pouvant être plus facilement emporté à l’extérieur. Les boulangers ensuite essayèrent de profiter de l’occasion ; quand il n’y eut plus de blé , les pauvres durent acheter du pain, et les boulangers refusèrent de le leur faire payer l’équivalent de 20 sols le boisseau, ce qui correspondait à 20 deniers le pain, et demandèrent des sommes pouvant aller jusqu’à 3 sols 6 deniers, voire 4 sols. Les gouverneurs de la ville durent recourir à la force et faire livrer quotidiennement du blé des réserves à 20 sols le boisseau pour récupérer le pain qu’ils distribuèrent ensuite à la population.


Au delà de Provins, la situation n’était pas meilleure, et vint se rajouter la venue d’une multitude de personnes des pays environnant, Bray, Sens, Auxerre, … qui faisaient encore augmenter les prix par une demande accrue, et qui faisaient chuter les salaires en acceptant du travail pour seulement le boire et le manger. Ceux qui ne voulaient pas mendier, se débarrassèrent de leurs vêtements, meubles, bêtes, … pour obtenir du grain voire du son. D’autres se résolurent à manger des pains de noix ou de navettes comme l’on donnait aux animaux. Si la pénurie en poussa beaucoup à fuir la ville pour essayer de trouver mieux ailleurs, près de 500 pauvres restèrent jusqu’à la moisson et durent se nourrir de légumes et de fruits.


Le nombre d’étrangers qui devaient dormir dans les rues ou les étables, amena une prolifération de poux qui envahirent toute la ville : «  … si remplie de poux et de pulses qu’ung personnage qui y eust arresté aultant due dure à dire l’Avé Maria en eust été tout couvert par les jambes et en ses habillemens. »
Les notables de la ville finirent par prendre peur de la population étrangère qui vivait dans les murs, et entreprirent de s’en débarrasser. Ils organisèrent une distribution de pain (et une pièce d’argent) à côté des remparts, les incitant à sortir après l’avoir reçut ; les portes furent aussitôt fermées, et les « expulsés » durent se résoudre à chercher ailleurs refuge. C’est peu après que la maladie frappa la population, et, selon Claude Haton, qui pour Provins y voit la main de Dieu voulant punir les habitants pour avoir chassé les pauvres, toute la France en fut affectée, la mortalité pouvant atteindre 50% de la population dans des villes telles que Giens-sur-Loire ou Châtillon-sur-Loing ; pour Provins il dénombre 300 morts.


En mai, alors que le seigle commençait à murir dans la vallée de la Seine, les pauvres s’y déplacèrent pour aller manger le grain qui s’y trouvait, faisant grands dégâts dans les champs. Si la famine cessa après les moissons, le prix se maintint à 25 et 30 sols le boisseau jusqu’en 1574, les quantités ramassées n’ayant pas été suffisantes pour augmenter suffisamment l’offre. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les épidémies, la mortalité et les naissances.

 

 

 

A gauche, de malheureux parents succombent au milieu de leurs proches, d’autres sont mis en bière ; au centre, une malade attend le verdict du médecin qui mire ses urines, un mort gît sur une natte, tandis qu’un porteuil de cercueil s’effondre ; à droite, une femme prodigue des soins aux malades. [162]


 

 

Déjà François Braudel(7) faisait remarquer que les zones en Europe qui avaient été épargnées par la grande peste noire étaient celles où la situation alimentaire était la plus saine et la plus riche. La famine, et les guerres dans une autre mesure et sans doute pour d’autres raisons, alimentaient les risques d’épidémies et en particulier les risques d’épidémies de peste. Cette fin du XVIe siècle n’a pas été épargnée par cette maladie, et même si c’est surtout les années 1562/1563 qui virent le plus de mortalité, ce fléau resta présent tout au long du temps des guerres de Religion, et fut un élément important de la peur devant le courroux de Dieu, courroux qu’il fallait apaiser en revenant vers la pureté du culte, même si cette « pureté » avait des définitions différentes pour les catholiques et les huguenots. On peut citer Ambroise Paré dans son « Discours sur la peste » de 1582, « au Lévitique chapitre 26, le Seigneur dit : je verrai venir sur vous le glaive vindicateur pour la vengeance de mon alliance, je vous enverrai la pestilence... » et dans le Deuteronome chapitre 28, le Seigneur des armées dit «  j’envoie sur vous l’épée, la famine et la peste »,  mais sont également responsables « les étoiles courantes et comètes de diverses figures »(8).

 

 

 

 

 

 

La guerre aussi a participé à ce maintient de la pandémie ; Ambroise Paré déclarait aussi : « la grande multitude des corps morts non assez ensevelis en terre après une bataille », et la les déplacements permanents des troupes, qui étaient logées chez l’habitant, participait à la propagation rapide des épidémies.

Quelles furent les conséquences sur la population ? Emmanuel le Roy Ladurie avance un chiffre allant jusqu’à un million de personnes en conjuguant peste et famine en 1562/1563. L’autre crise de la mortalité aura lieu vingt ans plus tard en 1587.

Une façon de visualiser le phénomène est d’examiner les courbes de baptèmes et de sépultures en France, telles que représentées dans les deux graphes ci-dessous tirés de l’ouvrage de Jacques Dupâquier, « Histoire de la population française » ([162]). On constate une baisse importante des baptêmes au début des années 1560, et en 1587, ainsi que concomitemment une hausse importante des sépultures en 1563 et 1587, deux années que l’on peut relier à des épisodes de famines.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indices du mouvement annuel des baptêmes en France  [162]

Indices du mouvement annuel des sépultures (hors calviniste jusqu’en 1685) en France  [162]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Les mêmes types de courbes sur des villes ou régions particulières permettent de rendre compte du caractère régional des guerres de Religion et des épisodes de famine et de peste. On trouvera ci-après, au paragraphe 4.7, les courbes de baptême pour les villes de Lille et Strasbourg, pour les régions Alsace-Lorraine, Rhône-Alpes et Midi méditerranéen, qui illustrent clairement dans la période 1560-1600, la prépondérance des régions du sud de la France. Si on s’attache de manière plus particulière aux villes, les exemples de Saint-Malo, qui a été peu engagée dans la politique, et d’Orléans qui a subi de plein fouet tous les épisodes belliqueux, montrent de façon impressionante l’effet de la guerre sur la population. Orléans  a vu baisser, entre 1561 et 1597, de près d’un tiers sa population !

Mouvement des baptêmes à Saint-Malo [162]

Mouvement des baptêmes à Orléans [162]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Notes
(1) Benoist Rigaud, dans [165], raconte l’inondation consécutive au débordement du Rhône à Lyon le 2 septembre 1571 : « D’autre costé, il s’estendit tellement par le plat pays qu’à une demie lieue de largeur et d’avantage il n’y eust village et bel édifice ny métairie qui n’obéist et succombast à sa violence, et qui peust aucunement subsister, jusques mesmes à trainer quant et soy une grange pleine de foin avec les bœufs attachez au ratelier, chose jamais ouye. ».
(2) [47] pages 129-130
(3) à énergie humaine ou animale
(4) Claude Haton, pages 391-392
(5) Micheline Baulant, « Le salaire des ouvriers du bâtiment à Paris, de 1400 à 1725 » ([164])
(6) Salaire des ouvriers du bâtiment à Paris à la même époque.
(7) « L’identité de la France » ([309]) : « A la peste noire de 1347-1350 n’échapperont, en effet, et jusqu’à un certain point seulement, que quelques zones intérieures de l’Europe orientale et, en Occident, le Béarn, le Rouergue, la Lombardie, les Pays-Bas, c’est à dire des régions que protégèrent les unes leur isolement, à l’écart des grandes routes que suivit l’épidémie, les autres la prospérité exceptionnelle de populations mieux nourries, donc plus résistantes. »
(8) Voir référence [172].
(9) Foulquet Sobolis note encore 2 pans de neige à Aix en févrieir 1574, le jour de la saint Mathieu. ([327])
(10) Jehan de la Fosse, [325] page 72.
(11) Jehan de la Fosse, [325] page 159
(12) Jehan de la Fosse, [325] pages 200, 203, 205 & 206.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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